Histoire des communes

Commerce & industrie : Argenvilliers

Jacques MENAGER, tireur d'étaim à Argenvilliers

Aux XVIIe et XVIIIe siècles les curés indiquaient rarement les professions sur les actes rédigés dans les registres paroissiaux. Nous sommes donc souvent dans l’ignorance quant aux métiers de nos ancêtres. Cependant des indications nous informent et parfois nous interpellent ! Il m’a ainsi fallu quelques recherches pour comprendre ce que recouvrait le métier de « tireur d’étain » de Jacques Ménager qui vécut à Argenvilliers (Eure-et-Loir) à la fin du règne de Louis XIV.

QUI ETAIT JACQUES MENAGER ?

Jacques Ménager – (ou Mesnager) – est baptisé le 2 mars 1685 en l’église de Beaumont-le-Chartif ; il est fils de Jacques et Sainte Couflin; son parrain est Louis Bichette et sa marraine, Catherine Met.

Comme il était de tradition l’enfant porte le prénom de son grand-père, de son père, et de son frère aîné décédé à l’âge de quatre mois en mars 1684. On ne connaît pas le métier du grand-père, mais les registres paroissiaux ont inscrit : cordier, cardeur, ou tireur d’étain, pour le père, Jacques Ménager dit « La Violette », (surnom indiqué dans un acte de 1698). L’enfant né en 1685 fait partie d’une fratrie de onze enfants nés entre 1683 et 1702 à Beaumont-le-Chartif pour les quatre premiers, puis à Argenvilliers.

En 1704 Jacques Ménager, fils de Jacques dit « La Violette » déclaré cordier, est dit cardeur quand il épouse Marie Gervais dont il sera bientôt veuf.
Le 23 août 1707 à Argenvilliers, Jacques Ménager épouse en secondes noces Louise Champion, fille de Gabriel et Jeanne Charme, née en 1686 à St Lubin-des-Cinq-Fonts.
Avec Louise Champion, Jacques Ménager a neuf enfants nés à Argenvilliers entre 1708 et 1720 :
1708 Jacques Denis
1710 François marié en 1741 à Marie Charlotte Enault, domestique
1712 Barbe mariée en 1744 à Jean François Béquignon, homme de peine
1713 Louise mariée en 1749 à Beaumont-les-Autels à Louis Groux, laboureur
1714 Françoise décédée en 1718
1716 Louis
1719 Sébastien décédé la même année
1720 Marie Louise
René décédé après 1749

La profession de Jacques Ménager est indiquée dans les actes de baptême de Louise en 1713 : tireur d’étain, et de Louis en 1716 : peigneur d’étain.

Jacques Ménager vit dans une période économique de grande misère. Quand Michel Mauclerc (qui sera curé d’Argenvilliers jusqu’en 1723) célèbre sa première messe à la Toussaint 1680 il confie : « il n’y avait que cinq habitants pauvres et misérables, tous les autres étant en fuite et dispersés, et même les maisons bouchées d’épines et même qu’il n’y avait qu’une vache dans toute la paroisse celle du sieur curé ». Les années suivantes sont catastrophiques : en 1687 la famine sévit, puis en 1690 débute un refroidissement du climat appelé « petit âge glaciaire » qui est sensible jusqu’en 1720 ; l’hiver 1693 est particulièrement glacial. On comprend ainsi le « poids » de la mort dans le quotidien de nos ancêtres à la fin du règne de Louis XIV.

Après la naissance de son premier enfant, Jacques Ménager perd en trois semaines sa mère Sainte Couflin le 31 décembre 1708, puis son père Jacques Ménager dit « La Violette » le 16 janvier 1709 ; ce dernier est inhumé dans le cimetière d’Argenvilliers « dont la terre a été ouverte avec grande force » note le curé Mauclerc. Le 11 janvier le curé avait dû inhumer dans l’église André Lecomte un bébé de 16 mois « car la terre n’avait pu être ouverte à raison de la violence du froid »

Les parents de Jacques Ménager figurent parmi les victimes de la vague de froid extrême qui touche alors tout le Royaume. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1709 la température chute brutalement de 20 degrés ; il gèle partout et toutes les rivières se couvrent de glace. Les animaux domestiques et sauvages meurent par centaines tout comme les arbres. Cet épisode glacial engendre disette et surmortalité. Le froid envahit les maisons et les personnes les plus fragiles meurent.. En France de janvier à mars 1709 meurent au moins 100 000 personnes de plus qu’en temps ordinaire. Dans ce contexte on note que la population d’Argenvilliers passe de 167 feux en 1709 à 101 en 1720.

Jacques Ménager perd ensuite deux enfants en bas âge en 1718 et 1719, puis sa femme Louise Champion qui meurt le 17 janvier 1724 à 38 ans. L’acte de décès précise que le mari est tireur d’étain.
Mais « la vie continue » ; ll faut élever les enfants et comme c’était souvent le cas, Jacques Ménager se remarie dès le 9 mai 1724 avec Louise Prudhomme dont la sœur, Marie, avait épousé en 1719 Louis Ménager, frère de Jacques ; l’environnement familial est donc très resserré ! Pour ce troisième mariage, Jacques a pour témoins ses frères, Louis et Marin, et sa sœur Marie.

Ce troisième mariage sera assez bref car Jacques Ménager meurt le 16 novembre 1727 à 46 ans. Sur le registre paroissial Laurent Manguin (curé de 1723 à 1741) indique que : Jacques Ménager tireur d’étain au hameau de La Joussetière a été inhumé dans le cimetière d’Argenvilliers en présence de sa femme, ses enfants, son frère, Mathurin Ganne beau-frère et plusieurs autres parents qui ont déclaré ne savoir signer.

TIREUR d’ETAIN, c’est quoi ?

De cette chronique familiale, on retiendra que Jacques Ménager né en 1685 savait signer et exerçait les métiers de cardeur et de tireur d’étain à Argenvilliers. Si le premier métier se définit aisément, le second nécessite quelques explications ! Ce métier n’est pourtant pas exceptionnel dans le Perche au temps de Louis XIV. Dans l’entourage de Jacques Ménager on relève :

- tout d’abord son père : Jacques Ménager dit La Violette, 1656-1709, est qualifié de cardeur, cordier et tireur d’étain selon les actes à Beaumont le Chartif, puis Argenvilliers. On peut penser que Jacques Ménager le père cardait de la laine pour les étamines, mais aussi du chanvre qui était destiné aux toiles plus grossières qui servent à l’habillement des gens du commun. Et cela explique qu’il soit aussi cordier. En effet Les cordes étaient fabriquées avec du chanvre, à partir de la filasse dédaignée par le tisserand qui était peignée, filée puis câblée

Avec des variantes dans les mots, on constate une continuité de métier du père au fils ce qui est tout à fait logique. Mais je n’ai trouvé aucune mention quant à un métier similaire pour les frères, beaux frères ou enfants de Jacques Ménager ce qui limite l’hypothèse d’une activité artisanale familiale quasi exclusive.

- à St Lubin-des-Cinq-Fonts - (paroisse rattachée par la suite à Authon, centre étaminier) - Pierre Champion, tireur d’étain, décédé en 1696 à l’âge de 75 ans. C’était le grand-père de Louise Champion, seconde épouse de Jacques Ménager.

- à Miermaigne, Marin Jardin né en 1699 et marié en 1641 à Louise Guillin est homme de peine et peigneur de laine. Son fils Marin-Pierre, épouse Marie Françoise Ménager, (fille de François et petite fille de Jacques), et de cette union est née Marie Jeanne Jardin mariée à Marin Coudray dont le père Jean Coudray, 1715-1788, était laboureur et cardeur à Condé sur Huisne.

Il est temps de savoir ce qu’est un tireur d’étain ! Ce métier n’a rien à voir, comme on pourrait le penser de prime abord, avec le métal « étain » ! La véritable orthographe devrait être : tireur d’ETAIM. Le terme s’inscrit dans le processus de fabrication des tissus de laine. Voilà la définition de ce métier oublié :

Le Tireur d’étain fabrique les fils de laine fins - appelés « étaims » - qui servent au tissage des étamines, tissus luxueux de laine dont la production s’est développée à Nogent le Rotrou du XVIe au XVIIIe.

L’étamine est une toile fine et très légère réalisée à partir des meilleurs fils de laine peignée, les étaims, auxquels on peut ajouter des fils de soie pour obtenir l’étamine « camelotée ». C’est un produit de luxe réservé aux classes les plus favorisées, (noblesse, bourgeoisie judiciaire et commerciale, clergé), alors que le peuple s’habille de serges, telons et droguets. La confection des étamines a été réglementée en 1669 par Colbert ; des directives très précises pour les étamines de Nogent le Rotrou, et d’Authon… ont été codifiées: « elles « auront ½ aune de large et 11 à 12 aunes de long » (soit 60 cm et 4m), elles seront fabriquées à partir des meilleures laines « bien lavées, filées et dégraissées bien serrées ».Des lettres patentes et arrêts du Conseil d’Etat seront encore diffusés tout au long du XVIIIe. Ainsi un arrêt de 1781, (consultable sur le site Gallica de la BNF) :

L’activité étaminière qui remonte au XIIIe s’est essentiellement développée dans des petites villes du Maine et du Perche, notamment Nogent le Rotrou et Authon du Perche, mais aussi dans d’autres petits centres dont Argenvilliers. Le rapport sur « l’État de l'industrie textile en France, d'après enquête du contrôleur général Desmarets au début du XVIIIe siècle » donne une image précise de la situation étaminière au temps de Jacques Ménager dans le Perche :

En ce qui concerne le centre de Nogent le Rotrou,
« la fabrication avant tout importante de la région restait celle des étamines (cinquante maîtres, quatre cents métiers, vingt mille pièces), centralisées par quinze commissionnaires, qui les revendaient aux marchands de Paris, Rouen, Orléans, Lyon et des Languedoc Provence, Suisse, Allemagne, Flandre et Hollande. Six gardes-jurés marquaient spécialement au bureau les étamines venant d'Authon-du-Perche, de Brou, de Laval, du Mans et de Bellême. Mais les règlements étaient peu respectés, notamment par les six teinturiers de Nogent, qui supportaient mal la concurrence de leur habile rival, le sieur Mulard, de Chartres.

Dans le pays de Souancé, Trizay-Coutretôt-Saint-Serge, Vichères, Argenvilliers, Beaumont-les-Autels, quarante maîtres produisaient des étamines blanches et camelotées »

L’activité étaminière connaît son apogée aux XVIIe et XVIIIe, puis connaît un long et inexorable déclin au cours du XIXe. Les étamines constituent pour Nogent le Rotrou et ses environs une activité manufacturière très importante. Dans les années 1700, les étamines font vivre 3 à 4000 personnes : des ouvriers et artisans tisserands, mais aussi tout le petit monde des cardeurs, peigneurs et tireurs d’étain, foulons et fileuses. De plus elles engendrent un commerce national et international très florissant tenu par de riches marchands–négociants qui dominent toute la filière.

Pour fournir en fils les ateliers d’étamines, les métiers de cardeurs et tireurs d’étain étaient donc répandus dans le pays de Nogent le Rotrou. C’est ainsi donc qu’à la fin du XVIIe à Argenvilliers, Jacques Ménager participait à la filière étaminière. Il travaillait pour des tisserands de sa paroisse et des environs, et peut être aussi d’Authon et de Nogent le Rotrou. Son travail se situait à l’amont de la filière si on se réfère au parcours de la laine.

La filière étaminière est constituée par les principales étapes techniques suivantes :

.- Après la tonte, le lavage comprend : trempage, dégraissage, lavage, rinçage et séchage,
- Le cardage : démêlage des fils et élimination des impuretés végétales avec la carde, tambour à fines pointes tournant à grande vitesse.

- Le peignage : cette opération nécessite quatre instruments : peignes, poteau, chèvre et potine (espèce de fourneau en terre cuite). Le tireur d’étain ou peigneur trempe la laine cardée dans l’huile pour la rendre plus souple ; il « tire » la laine au peigne chauffé au charbon de bois pour obtenir des fils de laine fins, les « étaims ». On estime que 20 livres de laine donnent 12 livres d’étaims et qu’un tireur fait environ 1,5 livre par jour.

- Le filage par des fileuses qui utilisent quenouille ou rouet.
Cette activité est réservée aux femmes notamment celles qui n’ont pas d’autres sources de revenus. En 1836 (premier Recensement Général de Population), alors que la filière est en crise on dénombre encore à Argenvilliers 15 fileuses dont 12 sont veuves, 9 ont plus de 60 ans, la plus âgée ayant 84 ans.

- chez le fabricant appelé étaminier ont lieu l’ourdissage, c'est-à-dire la préparation de la chaîne, puis le tissage avec un métier à bras ; il faut environ un mois pour faire une pièce de 43 aunes, environ 50m. Les pièces tissées passent au Bureau de Marque pour certification et sont alors achetées par des marchands

- Les dernières étapes sont le dégraissage au savon dans un moulin à foulon, puis la teinture avant retour au moulin à foulon pour dégorgement, et enfin les apprêts.

La hiérarchie des différents métiers tient à la fois à une échelle des qualifications et à une échelle sociale qui se recoupent largement. Au bas de l’échelle on trouve les cardeurs et peigneurs ou tireurs d’étain ; au dessus on trouve les étaminiers, dégraisseurs et foulonniers, puis les teinturiers et enfin les marchands ; ceux qui sont à la fois marchands et fabricants (ou teinturiers ou négociants), constituent les tranches les plus aisées.


Ces quelques données sur les techniques étaminières permettent de comprendre que Jacques Ménager, qui exerçait les métiers de cardeur et de tireur d’étain, les deux étant d’ailleurs très liés puisque les étaims sont obtenus à partir d’une laine cardée, faisait partie du « petit peuple » de l’étamine au temps de Louis XIV.

Dans les dictionnaires du XXIe siècle, les mots « étaim et étaminier » n’existent plus, et pourtant ils qualifient une activité industrielle qui a donné du travail à des milliers de percherons notamment aux XVIIe et XVIIIe siècles, époque d’expansion pour la fabrication d’une étoffe de laine appelée « étamine ». Alors si par hasard nous nous enveloppons d’un foulard en étamine, ayons une pensée pour nos ancêtres qui, des cardeurs aux tisserands, en passant par les tireurs d’étain, ont contribué à la confection de ce textile de luxe.

Sources :
* Registres Paroissiaux d’Eure-et-Loir (sur site des Archives et bases de données du CRGPG)
* Mémoire du Perche – K. Bry et D. Ferey – Larousse 2001
* La vie des français au temps du Roi Soleil – F. Trassard, D. Casali, A. Auger – Larousse 2002
* Chroniques du Perche : Argenvilliers – Cahiers Percherons n°28, 1967.
* Etat de l’industrie textile en France au début du XVIIIe d’après enquête du contrôleur Desmarets – sur site :
http:// www.persee.fr
* Rapports sociaux de production dans la proto-industrie étaminière du Maine et du Perche aux XVIIIe et XIXe – Claude Cailly – Cahiers d’histoire critique (en ligne).
* Site internet sur le canton de La Suze-sur-Sarthe : les étamines du Maine.


Saisie : Dominique LECOINTRE-MONTAGNE

Dernière modification : 7 Juin 2012

 

Contact Histoire | Plan du site